On a célébré le 17 octobre 1961 avec fastes cette année. L’année de la reconnaissance. François Hollande n’aurait pas démérité en tout… Soit. Il n’empêche que cet anniversaire, avec sa fastueuse reconnaissance, laisse un goût amer. Ne parlons pas de la droite indécente qui ose s’offusquer. Car non seulement on commet le crime, mais en plus on voudrait qu’il soit tu. On ne parle pas des choses qui fâchent.
Ce qui laisse de l’amertume, c’est le sentiment qu’au fond, de droite ou de gauche, il y a un consensus pour ne surtout pas prendre toute la mesure du scandale.
Ce n’est pas l’impression qu’a voulu donner Le Monde, en faisant mine d’ouvrir ses archives pour ses abonnés. On s’y est précipité, avec grande curiosité, ayant plutôt connaissance des insuffisances du traitement journalistique de l’événement, à l’époque. De fait, l’ingénuité de ceux qui auront ouvert ces archives est touchante : car il semblerait qu’ils ne se soient même pas aperçus de la vacuité de leur dossier, où l’on ne trouve, en cherchant bien, tout au fond, qu’un pauvre éditorial reproduit ci-dessous, signé du directeur de la rédaction de l’époque, Jacques Fauvet, en date du 19 octobre 1961, soit en fait du 18 – puisqu’en ce temps-là déjà, le journal du soir se post-datait du lendemain –. à l’heure où le massacre se poursuivait dans les rues de la capitale.
Pauvre éditorial. Confronté ce qui aura été un des plus horribles crimes perpetrés à Paris depuis la Saint-Barthélémy, l’éditorialiste du grand journal de centre-gauche, conscience de la République, ose écrire sur ce qu’il appelle « les sanglants incidents de Paris ». Il ose.
Car contre qui est-il en colère ? Certes pas contre le Préfet Papon qu’il ne prend pas la peine de nommer, de même qu’il ne désignera à aucun moment ni la responsabilité de l’État, ni celle du général de Gaulle, pas plus que celle du gouvernement, du ministère de l’Intérieur ou même de la police, pour laquelle il trouve des excuses.
Ce que dénonçait par avance l’éditorialiste du Monde, c’était le fait que le FLN ne manquerait pas « d’exploiter » ces « incidents » ou les « atroces “ratonnades” d’Oran » – car, à Paris, cela n’aurait pas été « atroce » ? Où était-il donc ce jour-là, Jacques Fauvet, pour ne pas avoir vu ce que tout le monde avait vu, la chasse aux « musulmans d’Algérie » déchaînée à travers toute la ville ?
Tout le monde l’avait vu, mais qui le dira ? Dix-neuf ans plus tard, en 1980, Libé pourra donner l’information comme un « scoop »… Les historiens n’ont pas besoin de plus d’une main pour compter la totalité des sources de ce que l’on peut retrouver dans les « archives » de l’époque comme dénonciations de ce crime barbare et pas qu’un peu raciste – à côté duquel faudrait-il dire que les allemands s’étaient comportés avec délicatesse en occupant la même ville quelques vingt ans plus tôt ?
Cette dernière comparaison semblera probablement provocante à tous. Et à raison. Il n’est, bien sûr, pas question un instant d’exonérer en quoi que ce soit le nazisme… d’autant moins que c’est à ce dernier qu’on doit d’avoir donné la recette à la police française qui sut si bien l’appliquer une première fois en organisant la chasse aux juifs pendant la guerre, pour récidiver, contre les arabes, à plus grande échelle encore, à l’occasion des « événements » d’Algérie, parmi lesquels ces « incidents » de Paris.
On débat toujours du nombre de personnes qui sont mortes dans le contexte de ces « incidents sanglants ». Quelques dizaines ou quelques centaines ? Plus d’un demi-siècle plus tard, il n’y a eu aucune comptabilisation sérieuse. Contrairement à ce que prophétisait Jacques Fauvet, le FLN lui-même aura renoncé à dénoncer l’ampleur du crime, et préféré incriminer les harkis – ces « français musulmans » recrutés par l’armée coloniale pour ses plus sales besognes –, plutôt que la police et le gouvernement du général de Gaulle. De même, on prétendrait discuter des responsabilités. Les massacres de cette nuit auraient pour cause « l’état d’esprit » des policiers. Le fait que ceux-ci aient non seulement exécuté rigoureusement les ordres de leurs supérieurs, mais de plus fait l’objet d’une lourde intoxication organisée par leur hiérarchie, pour s’assurer de leur adhésion, n’est quasiment pas évoqué et ne suffit pas à clore le débat.
Une plaque est aujourd’hui posée sur le pont Saint-Michel, en mémoire de ceux qui auront été jetés à la Seine de ce pont-là. Mais tous les ponts de Paris et d’alentours ont été des lieux de noyades massives ce terrible 17 octobre. Et surtout, on a fini par comprendre que des noyades de « français musulmans d’Algérie », cela faisait quelques temps qu’il y en avait – car c’est comme ça que Maurice Papon faisait respecter son couvre-feu… Combien de centaines de personnes auront été ainsi jetées à la Seine non sans avoir été préalablement horriblement tabassées ? Or, il n’y a pas eu des morts que dans la Seine. Dans combien d’endroits de la ville peut-on témoigner de la violence sans limites des policiers ?
La police parlera de 2 morts et le FLN de 347… Depuis lors le débat est enfermé entre ces deux bornes. Rien ne dit que le chiffre du FLN n’ait pas été sous-estimé aussi. Au contraire, tout indique qu’il pourrait l’avoir été, mais l’historiographie, prudente, évite de le suggérer. Aujourd’hui, l’éditorialiste du Monde, toujours raisonnable, resserre la fourchette entre 40 et 250…
Dans Le Figaro, ce 18 octobre, sévit un « historien », réputé « spécialiste » du sujet, qui aura eu le privilège d’accéder aux archives policières, Jean-Paul Brunet. Celui avance le chiffre de… 5 morts, pour le 17 octobre, et en comptant les victimes des jours suivant, 14, plus quelques autres « 32 en comptant large ». Et si l’on peut compter plus de morts, c’est « en attribuant à la police des meurtres d’Algériens perpétrés par le FLN »… Quant aux responsabilités du Préfet ? « Papon a eu le tort de se laisser surprendre par la manifestation. Il n’en a été averti qu’au petit matin du 17 octobre et disposait de peu d’hommes pour réagir… »
C’est dans un petit livre publié chez l’Esprit frappeur, les Silences de la police, où figure un chapitre de Maurice Rajsfus sur la rafle du 16 juillet 1942, et un autre de Jean-Luc Einaudi sur le 17 octobre 1961, que l’on découvrait ce simple fait, évoqué ici où là par les témoins : il n’y aura pas seulement eu, quelques mois plus tard, les morts du métro Charonne, mais avant et après, tout le long des quatre années de la guerre gaulliste, la terreur à Paris, sous la houlette de Maurice Papon.
Ce dernier a défrayé la chronique, comme on sait, pour son rôle de sous-préfet, à Bordeaux en 1942 qui lui aura valu un procès tardif, en 1997, et même trois années d’incarcération à la Santé jusqu’à sa libération, en 2002, sur la base d’un avis médical complaisant s’appuyant sur une loi, dite Kouchner, faite sur mesure pour le monsieur.
Des avocats des parties civiles n’auront pas manqué, lors des débats de ce procès, réputé pour avoir été le plus long qui se soit tenu en France depuis la seconde guerre mondiale, de rappeler ses responsabilités en tant que Préfet de police de Paris, en 1961.
Mais, si le scandale du 17 octobre n’est toujours pas sérieusement évalué, on omet surtout le plus souvent qu’il s’est inscrit dans une politique continue du Préfet Papon, dès son entrée en fonction en 1958 – peu avant le coup d’état gaulliste, qu’il appuiera –, et ce jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie en 1962.
Lorsqu’on évoque la sinistre carrière de cet individu, il n’est pas mauvais de rappeler, pour commencer, que son parcours culmine comme ministre du Budget, de 1978 à 1981, dans le dernier gouvernement du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, le même gouvernement qui envoyait secrètement des centaines de militaires français en Argentine pour organiser les centres de tortures du dictateur Videla. Il n’est pas inutile non plus de signaler au passage que ce crime là n’a pas encore été pris en compte d’aucune façon, la demande d’ouverture d’une enquête parlementaire à ce sujet ayant été sommairement rejetée au prétexte futile qu’il n’y aurait pas eu d’accord de coopération militaire entre la France et l’Argentine – ce qui, de plus, est simplement faux !
Quant à la revue de presse de la sale guerre argentine menée par la France de Giscard, près de dix ans après l’enquête approfondie de Marie Monique Robin au sujet de ce qu’elle aura appelé « l’école française », celle-ci est toujours dramatiquement mince. Et on peut noter que les historiens ne se seront pas non plus précipités pour compléter son travail, en dépit de ses confirmations par les mémoires que le général Aussaresses aura publiée avant de mourir.
Le silence est si compact quant au crime argentin qu’on peut facilement imaginer que Giscard puisse ne pas avoir à en répondre jusqu’à son dernier jour.
Si Papon fait figure d’exception dans cette longue histoire de l’impunité des crimes d’Etat français, avec son incrimination pour son activité de sous-préfet bordelais ayant rempli des trains de juifs vers les centres d’extermination nazis, le fait qu’il n’ait jamais eu à répondre du 17 octobre permet de mesurer combien le loyal serviteur du maréchal Pétain, comme du général de Gaulle ou de Valéry Giscard d’Estaing, aura été non moins protégé jusqu’à sa mort, “les pieds bien au chaud, dans son lit”.
En 1953 déjà, l’ancien sous-préfet de la Gironde est secrétaire général de la Préfecture police parisienne, lorsqu’une manifestation de nationalistes algériens, « messalistes », est sauvagement réprimée, faisant sept morts. En 1956, il est nommé en Algérie même, Préfet de la région de Constantine, dans l’est algérien, bastion indépendantiste. Papon y installera les méthodes de la « guerre psychologique », autrement nommée « guerre révolutionnaire » – cette doctrine fameuse pour le recours massif à la torture qui sera ainsi instituée en Algérie avant d’être importée… à Paris, lorsque le même Maurice Papon en deviendra Préfet de Police, en 1958 – puis exportée en Argentine et en bien d’autres lieux, comme au Rwanda.
Aussitôt en place, le Préfet Papon instituera, pour la région parisienne, des brigades de police spécialisées dans la chasse aux « FMA » – les français musulmans d’Algérie. Les contrôles « au faciès » se généraliseront alors à un tel point qu’il ne faisait pas bon d’être espagnol ou italien un peu bronzé, ces années-là, et qu’il valait mieux en tout cas avoir ses papiers sur soi, une méprise pouvant vite arriver… Quant aux algériens, avec ou sans couvre-feu, ils apprendront à raser les murs, ainsi que pouvait en témoigner Claire Etcherelli, dans Elise ou la vraie vie – histoire d’une femme amoureuse d’un algérien, qui pouvait craindre à tout instant de le voir disparaître.
Des centres de torture, comme en Algérie, Papon en installera dans tous les quartiers populaires, dans le 13e, à la Goutte d’or dans le 18e, à Belleville ou à Nanterre, partout où vivaient les algériens, au plus près de là où on les raflait. On en recense plus d’une dizaine, dans des hotels réquisitionnés à cet effet. En plus de quoi, le Préfet de Police avait institué dans le bois de Vincennes, en un lieu au contraire reculé, à côté de l’hippodrome, le CIV – centre d’identification de Vincennes –, de sinistre mémoire. C’est aujourd’hui le même bâtiment qui sert de centre de rétention pour les sans-papiers.
En juillet 1961, Maurice Papon est décoré par le général de Gaulle de la croix de commandeur de la Légion d’honneur, pour ce travail exemplaire qui aura consisté à importer dans la capitale de ce beau pays les méthodes les plus abjectes mises en œuvre par l’armée française en Algérie.
En août 1961, un autre commandeur de la Légion d’honneur, le ministre de la justice, Edmond Michelet, fameux résistant, surtout fameux pour avoir organisé la résistance à Dachau où il avait été déporté, grand gaulliste aussi, ministre des Armées du général de Gaulle en 1945, démissionnera ou plutôt sera démissionné, de son poste de ministre de la Justice… parce qu’il désapprouvait les méthodes que Papon mettait en œuvre dans la répression des algériens de Paris.
Moins de deux mois plus tard, le sombre 17 octobre, cet authentique nazi français promu au rang le plus honorifique se rendait lui-même sur le terrain, aux endroits les plus chauds de la répression – à commencer par la cour ensanglantée de la Préfecture.
Et la Seine, ce beau fleuve où se nichent l’île de la Cité – avec sa sinistre Préfecture de Police – et la charmante île Saint-Louis, ce fleuve au bord duquel les amoureux se promènent avec émotion en se tenant par la main, Maurice Papon en aura fait la chambre-à-gaz des algériens.
François Hollande a tranché. Il ne sera pas question de « repentance », mais de « reconnaissance ». Il en appelle à la « lucidité ». C’est bien. Mais il y a fort à craindre qu’il s’agisse, là encore, de cette forme particulière de « lucidité » française, qui consiste à surtout ne jamais faire toute la lumière. Jusqu’à quand ?